La vie et l’œuvre d’Alfred Adler.

I – La personnalité d’Alfred Adler.

Alfred Adler est né en 1810, à Peninga, l'un des faubourgs de Vienne. Le domicile familial ainsi que la nature de la profession de son père allaient mettre Alfred Adler en contact étroit à la fois avec la vie des champs et avec celle de la ville.

En dépit d'une enfance maladive, il jouissait physiquement et mentalement d’une force très virile et il n’eut jamais, dans sa vie adulte, de sérieuses maladies. La famille était composée de quatre garçons et de deux filles. Il n'est pas douteux que sa position dans la fratrie ait développé chez lui une nature combative et certains traits de caractère qualifiés parfois de belliqueux. Adler attachait toujours de l'importance au groupe dans lequel les garçons et les filles devaient apprendre à se considérer réciproquement comme égaux.

L’humour, la tournure d’esprit, sceptique et un puissant amour de la vie conféraient à Adler des qualités auxquelles il se montrait particulièrement sensible. Il se montrait bouleversé de toutes les situations humaines dès lors qu’il découvrait que quelqu'un pouvait être exclu.

Adler n’était pas un bon élève et préférait la connaissance des choses de la rue.

Néanmoins, le choix de la profession fut rapidement déterminé et il souhaitait devenir un véritable médecin. Cette détermination ne le quitta jamais, il ne put en effet imaginer embrasser une autre profession.

Le sentiment de maladresse de l'enfant rachitique qu’il dû affronter et surmonter lui permit également de conserver en lui le mécanisme de compensation ; en premier lieu pour son propre intérêt et aussi pour toute forme de mouvements. Tout au long de sa vie, Adler conserva l’idée socratique d’apprendre et d’enseigner sa sagesse sur la place publique. En effet, il ne démontre que peu d’intérêt pour les prétentions académiques. Le mouvement de son esprit était plutôt latéral que vertical, enclin à attirer toutes les choses de la vie, à envisager tous leurs aspects plutôt que de les survoler. Sa qualité de penseur était combinée à un mélange égal d’empirisme et d'imagination. Il s'est attaché au cas particulier évitant de théoriser pour le plaisir et il a déployé une remarquable aptitude à saisir les relations dans leur unité.

À partir de son entrée à l’université Adler semble ne plus avoir subi l’échec. Il réalise en effet de brillantes études universitaires. Lorsqu'il quitta l'université en 1895, il commença à travailler à l’hôpital et à la polyclinique de Vienne ; en 1898, il s’établit comme médecin particulier. Dans son service hospitalier, il s’était intéressé aux maladies des yeux et il publia son premier ouvrage : une monographie intitulée « Manuel d’hygiène pour la profession de tailleur ». Le métier, à cette époque était considéré comme l'un des plus exténuants et les moins rentables. Le médecin, pour Adler, ne doit plus ignorer qu'il faut examiner les hommes non comme de simples unités isolées, mais

Comme des produits de la société. Pour être un bon médecin, on doit se montrer humain.

Tel était en quelque sorte sa devise. En sa qualité de médecin, il considérait le patient comme un tout et ne se contentait pas de l'examen d'un seul organe. Sa capacité de se mettre à la place d’autrui et de sentir les souffrances comme les siennes étaient particulièrement développées. Il était alors difficile pour lui de se protéger de cette sensibilité.

II – Le développement conceptuel de la psychologie adlérienne.

À son époque, lorsqu'un patient souffrait de douleurs ou de troubles fonctionnels pour lesquels aucune lésion organique n’avait été diagnostiquée était qualifier de nerveux et adressée à un autre. Adler ne pouvait admettre que l'on ne puisse pas aider une personne malade.

L’influence de Janet.

Lorsque Charcot mourut en 1804 au moment où son influence commençait à décliner, Adler était encore à cette époque étudiant en médecine et ce n'est que quelques années plus tard qu'il s'orienta vers la psychologie. Mais ce fut essentiellement par les travaux d’un jeune associé de Charcot, Pierre Janet, qu’il fut le plus influencé. Janet avait développé de brillantes descriptions de l’hystérie dans sa théorie de la dissociation pensée comme explication des symptômes. Il semblait avoir devancé à la fois le concept de complexe défini par Jung et celui d’inconscient émis par Freud. Il avait également découvert qu’il suffisait de rendre ses souvenirs dissociés conscients par une analyse psychologique pour que les symptômes disparaissent.

Janet a été le précurseur des idées développées par Adler. Il a été en effet le premier à tenter de saisir les névroses dans leur unité, de décrire un état d’esprit névrotique qui contiendrait tous les symptômes variés et contradictoires. Il soutenait que chez le névrosé, on pouvait découvrir un sentiment d’incertitude, un sentiment insuffisant. Ainsi, dans le « sentiment d’incomplétude » de Janet, nous pouvons reconnaître le fameux complexe d’infériorité d’Adler, base selon lui de toute névrose.

Janet fut également à deux pas de découvrir la base organique d'infériorité sur laquelle se construit le concept d’Adler du sentiment d’infériorité. Janet avait également saisi l'importance de l'enfance dans la genèse des névroses.

Toutefois, comme le formulait Adler, Janet n’a jamais réussi à établir « la synthèse ». Il ne parvint jamais à concevoir la névrose comme délibérément orientée vers un but, conception qui allait clarifier toutes les apparentent contradictions des symptômes.

La dette envers Freud.

La dette d’Adler envers Freud est peut-être aussi grande que celle envers Janet.

Mais il semble beaucoup plus difficile de la mesurer. Freud avait introduit ses propres procédés d’associations libres et d’analyse. Il avait remarqué l’importance du facteur érotique dans l'hystérie et avait étendu ce facteur à une théorie générale de l'instinct et de la répression. Il avait d’ailleurs scandalisé le grand public en traitant au grand jour des faits ayant trait à la sexualité infantile. L'interprétation des rêves, somme toute son plus grand chef d’œuvre, avait été publié en 1900. On ne connaît pas exactement les circonstances dans lesquelles Adler et Freud se sont rencontrés pour la première fois.

En 1920, Freud sur le conseil de Stekel lança un petit cercle de discussion qui se réunissait le mercredi soir après-dîner à son domicile. Adler comptait parmi les cinq membres du début. Adler publia ensuite son premier ouvrage de psychologie sur l'infériorité des organes. Il semble que dans le cercle freudien, les positions d'Adler aient été jugées comme « une déviation » contenant des implications évidentes du point de vue de la théorie sexuelle. Adler concédait que les activités de l’enfant sont liées à la recherche du plaisir, mais il faisait remonter les mauvaises habitudes enfantines à un défaut organique plutôt qu'à une origine érotique. Il considérait la recherche du plaisir,

Là où elle existe, comme une manifestation secondaire, une conséquence de l’échec de l'enfant à éduquer, à compenser et à maîtriser les fonctions défectueuses.

La rupture et les propres conceptions d’Adler.

Les trois conférences au cours desquels Adler tracèrent, dans ses grandes lignes, sa critique de la théorie sexuelle de Freud et exposa sa propre conception de la protestation masculine, en janvier et février 1911, allaient entraîner la rupture. Les différences entre Freud et Adler étaient avant tout d’ordre intellectuel. La controverse portait sur l’éternel dilemme : la généralité des hommes Est-elle mue par le désir du pouvoir ou par celui du plaisir ? Cette question est quasiment aussi vieille que la philosophie. Il était dès lors naturel qu’au moment de l’apparition de la psychologie moderne, cette scission se perpétua. La disparité d’âge entre les deux protagonistes contribua également à la différence intellectuelle. Freud avait 14 ans de plus qu'Adler, ce qui constituait quasiment un fossé d'une demie génération. Freud était étudiant dans les années 1870 ; Adler dans les années 1890. Dans ce laps de temps, de nouveaux professeurs avaient pris la place des anciens et de nombreux changements dans le climat des universités et des modifications plus grandes encore dans l'esprit général de l'époque s'étaient produits. Freud fut élevé dans le machinisme industriel alors que les années de formation d'Adler se déroulaient sous l'influence de la biologie, des sciences naturelles et de la philosophie de l'évolution. Freud croyait à l'invention de la machine et percevait l’univers comme une machine se mouvant selon les lois strictes de cause à effet. Cependant le XXe siècle devait revenir à la croyance en des forces créatrices.

L'univers allait être celui d'Einstein, en expansion et en développement.

La biologie dont Bergson était le père fondateur vient souligner qu'un organisme ne ressemble en rien à une machine. L’organisme croit et se répare lui-même, tandis qu'une machine ne fait que s'user. Un organisme se propulse par lui-même alors qu'une machine est mue par un agent extérieur. On ne peut comprendre un organisme sur la stricte loi de cause à effet, mais seulement en fonction de l’orientation de sa propre impulsion. Adler construit sa psychologie à un moment important lorsque s’opère un changement décisif dans la conception de l'univers.

Seul un intérêt certain pour la psychanalyse en plein essor animait les deux hommes. Leurs échanges furent fructueux et leurs passions tout autant. Deux grandes conceptions de la vie germaient et se développaient sur des bases fondamentalement différentes, mais jamais concurrentielles. Le débat s'éclaire en effet dès qu’on le resitue dans le climat philosophique du moment.

Pour Adler l'être humain forme un tout indivisible. La compréhension de l’homme exige que l’on prenne en compte à la fois son esprit, son corps et sa situation. Les processus psychiques ne peuvent se comprendre que lorsque l’on appréhende la personnalité comme un tout. Chaque homme représente par conséquent une unité, un individu unique et indivisible.

Dans « totem et tabou » et « Moïse et le monothéisme », Freud fait du fait œdipien l’événement premier, le fait historique dans lequel le parricide n’est pas seulement représenté à travers le mythe du symbole, mais il est vécu par le père tyrannique et les fils révoltés. Le meurtre a bien eu lieu. Dès lors, les lois qui régissent la vie en société ont pour but d’éviter le retour de l’époque où le meurtre du père, motivé par le désir de posséder ses femmes, avait été réel. Freud considère les phénomènes sociaux au sens de la culpabilité ancestrale et la structure des groupements humains en termes de structures libidinales. Adler quant à lui analyse les phénomènes comme le mouvement

Métaphorique d'une société idéale à créer et qui pousse chacun à la perfection.

Outre les différences d'âge et de conception intellectuelle entre les deux hommes, il y avait sûrement également une différence de tempérament.

En 1912, Adler publia son second livre, le plus important de tous du point de vue scientifique, le tempérament nerveux. On y trouve définitivement réuni ses propres découvertes, tout ce qu’il avait appris de Janet sur le caractère névrotique et ce qu’il tenait de Freud sur les mécanismes mentaux.

La relation d’objet est dès 1912 présente dans la pensée d’Adler. Elle prend sa source dans l’espace social, le dynamisme de la personnalité en relation permanente avec son milieu. L’organisme humain fonctionne selon un but compensateur, lequel détermine les processus psychiques. Chaque individu crée ainsi son propre style de vie dans le but qui doit compenser son sentiment d’infériorité. Le but, concept premier, fournit aux mouvements l'énergie indispensable à sa mise en action. Le but obéit à des visées de supériorité et le mouvement est nécessairement porté par cette force ascensionnelle.

Freud se fait l’interprète du principe du plaisir, Adler se fait le promoteur de la puissance en tant que moteur de l'effort constructif rehaussant la vie.

Le dessein poursuivi par le moi s’inscrit dans le sens indiqué par le processus psychique lui-même ; il y a par conséquent à la base, une intentionnalité, une finalité. Les manifestations psychiques ne se comprennent que si elles sont analysées dans une perspective finaliste, téléologique.

L’expérience de la première guerre mondiale allait lui fournir une base émotionnelle sur laquelle il allait bâtir le reste de son œuvre. Adler désire apporter sa psychologie au grand public comme aide thérapeutique lui permettant de vivre sainement et d’être en quelque sorte le messager de l’idéal de communion humaine résumé dans un mot allemand intraduisible de « gemeinschaftgefühl ».

Il publie en 1917 son second ouvrage particulièrement important, « Connaissance de l'homme ». À partir de cette époque, il place le sentiment de communauté au premier plan de sa pensée. Cette importance nouvelle donnée à cette notion de communauté a parfois été interprétée comme la volonté de puissance propre à Nietzsche. Adler parlait plus volontiers en termes chrétiens de cet amour du prochain que Nietzsche avait attaqué violemment. En réalité ces deux hommes étaient à l’opposé l’un de l’autre.

Nietzsche préconisait que toutes les formes de domination, militaire ou aristocratique, étaient nobles tandis que pour Adler, le désir de puissance et de domination est un objectif erroné caractérisant la névrose. L'effort constructif est créateur et rehausse la vie, tandis que la domination d'autrui est limitative et destructrice. Le sentiment social apparaît comme notre destinée intérieure, notre expression de la demande d’une forme d'existence humaine sans heurts.

La vie est mouvement, telle est la conclusion que l'enfant rachitique tirait de son expérience. Mais l'expérience de sa propre enfance montre comment elle a créé chez lui une tendance à concevoir toutes les manifestations psychiques en termes de mouvements. Cette tendance ne se retrouve pas uniquement dans le fait de passer d'une situation inférieure à une situation supérieure qui constitue l’une de ses principales assertions psychologiques. Elle se retrouve également dans sa conception du style de vie comme quelque chose en croissance et en changement perpétuels. L'adaptation semblait correspondre en particulier à sa conception de la vie et il se servait constamment de cette comparaison auprès de ses patients. « Que faites-vous quand vous apprenez à nager ? Vous commettez des fautes. Et quand vous avez commis toutes les fautes possibles, sauf celle de vous noyer, alors vous découvrez que vous savez nager. Ne craignez pas de commettre des fautes, car il n'y a pas d'autre moyen d'apprendre aussi bien à nager qu’à vivre ».

La vie se trouve ainsi soumise au mouvement imprimé par l'idée directrice. Adler se sert d’une fonction conceptuelle, constituée d'artifices inconscients, qu'il nomme « la fiction dirigeante ». Ce dispositif subordonne les actes à un commandement ou à un consentement, du « comme si », et le « semblant » sera utilisé pour l’élaboration et l'exploration du discours inconscient, le développement de la conscience et l'émergence du processus créateur. L'enfant, au cours de son développement, réinvente le semblant et use des « comme si » décrit par le philosophe Hans Vaihinger. Ce dernier considère la pensée sous l’angle d’une fonction organique à effet utilitaire. La fiction demeure une hypothèse de travail utile, nécessaire. La fiction est un échafaudage, une construction auxiliaire facilitant l’élaboration du travail. Cet échafaudage sera détruit dès que la mission sera terminée. La fiction représente ainsi une valeur positive malgré son caractère irréel. Cette fiction, ce moyen, cet artifice, va guider l’enfant pour se débarrasser de son sentiment d'infériorité. Elle est à l’origine du déclenchement de la compensation, elle-même subordonnée à la tendance à la sécurité.

Comme après toutes les guerres, les problèmes soulevés par les enfants délinquants étaient particulièrement criants. Adler allait porter un intérêt aux consultations psychopédagogiques rattachées aux écoles publiques. Il fut nommé membre du corps enseignant de l’institut pédagogique. Adler créa une école expérimentale devant fonctionner sur les principes de la psychologie individuelle. Cette école n'était pas une expérience pédagogique particulièrement favorisée, mais la valeur de ces procédés fut testée dans les conditions les plus difficiles.

Adler fut ensuite constamment sollicité pour des conférences à l’étranger. Les dernières années de sa vie furent un temps de vie publique de plus en plus rude. L'écriture de ses livres allait particulièrement en pâtir. Le discours oral convenait mieux au tempérament d’Adler. Il aimait être en contact direct avec son auditoire. Écrire ne l'intéressait pas et ses livres portent d'ailleurs la marque de la ferveur avec laquelle il les composait. Adler cherchait avant tout à s'adresser à ses semblables plutôt que de s’en tenir à la science et d'agir par les hommes de science.

Il persévéra dans son travail et fit ses dernières visites en Angleterre en 1936 et 1937. L’attitude d’Adler envers les questions religieuses se trouve exposé dans un échange de vues avec le pasteur Ernst Jahnn, publié en Allemagne en 1935, « Religion et psychologie individuelle ». Il reconnaît qu'il existe un terrain commun entre la religion et la psychologie individuelle. Ce lien se retrouve dans la nature des idées, dans les attitudes, dans les intentions et souvent dans l’objectif fondamental de perfection de l'humanité.

Cependant, en dépit de ces ressemblances, la psychologie adlérienne ne constitue pas une psychologie chrétienne car il considérait avant tout le caractère scientifique de son œuvre.

En définitive, la foi d'Adler fut celle de la pensée scientifique et sa religion celle de l’humanité avec laquelle il se sentait en si étroite communion. L’intérêt pour la communauté est le but qui oriente nos actions, la condition idéale, inaccessible dans sa plénitude, mais qui nous fait signe, qui nous indique la direction.

Adler est mort à Aberdeen en mai 1937 subitement et sans souffrir d’une crise cardiaque. Sa pensée n’était pas de nous transporter au-delà de nous-mêmes, mais de nous apprendre à nous réaliser.

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